Dissolution de la forme

Un corps, une pensée, un tableau : tout objet est objet par la forme qui le délimite, à la fois par le dessin qui le matérialise et par l'harmonie qui en crée le tout.Lire la suite

Un corps, une pensée, un tableau : tout objet est objet par la forme qui le délimite, à la fois par le dessin qui le matérialise et par l'harmonie qui en crée le tout.
Pour remonter dans le temps, Ad Reinhardt et Barnett Newman n'ont pas été les seuls à renoncer aux formes, à l'expressivité qui leur est inhérente, et à l'espace défini, pour faire naître un art abstrait, quoique plein de sensations, comme le disait Newman lui-même. 

Si l'on voulait voir une trame de tricot dans les grilles colorées de Pola Carmen, ou un réseau de formes géométriques dans les toiles achromes d'Hélène Durdilly, nous aurions tort. C'est là notre œil têtu, modelé par des siècles de connaissances empiriques qui cherche avidement une forme familière à laquelle s'accrocher. Car quand la forme se dissout et n'est plus, que reste-t-il, ou plutôt qu'émerge-t-il ? C'est dans cette brèche vertigineuse que nous invitent à plonger les travaux de ces deux artistes à la Galerie Lévy aujourd'hui, pour nous faire toucher des yeux ce qui nous est invisible. Ce que les mots de Samuel Beckett peuvent transmettre : On les contemple, on est émus mais on ne perçoit rien de précis". (Peinture et regard, 1960)

Leur technique éloignée, l'une à main levée au pastel gras ou au bâton d'huile, l'autre par assemblage de papiers terminés à la peinture noire, ne les empêche pas de se rejoindre par leur vif plaisir du geste qu'exprime leur dessin. Souvenons-nous de la légende de Dibutade racontée par Pline l'Ancien sur l'origine du tout premier dessin de l'histoire : une jeune femme voulant reproduire l'ombre portée sur un mur du visage de son amant, son tracé guidé par le seul but d'en extraire la forme. Nous sommes peut-être ici les témoins de son exact contraire : la forme est dissoute, la ligne se libère et ouvre un incalculable champ de possibles. Possibles, c'est déjà le titre que donne Pola Carmen au tout premier tableau de cette longue lignée. Cette liberté insondable dont Agnès Martin se faisait gardienne dès les années 70 serait alors une clé d'accès aux émotions par-delà les mots, et le chemin pour "ralentir jusqu'à la vitesse où il est possible d'explorer son propre esprit", pour reprendre son propre dire.

Pola Carmen tisse devant nous la toile de son intimité, tout en nous demeurant impénétrable, et ses lignes sinueuses nous conduisent vers un trou, une ouverture, volontairement aléatoires, qui surgissent dans la trame et appellent à s'y sentir glisser. Comme Rauschenberg, le tableau devient écran sensible et reçoit toutes les particules de l'extérieur, sans pour autant se référer uniquement aux expériences sensorielles.

La tension se forge entre l'intime et l'universel, et se matérialise différemment chez Hélène Durdilly, à travers une extrême réduction de moyens. En conjuguant le blanc du papier - la ligne faisant corps avec - et l'espace entre les lignes, c'est-à-dire le vide, l'artiste crée un monde à la dimension qu’elle qualifie timidement de cosmique tant il est façonné par son esprit, un monde différent de celui dans lequel nos corps vivent.

Ainsi se dévoile un panel infini de manières de créer après la déconstruction de la forme. Pour certains esprits rationnels, le contraire de la forme serait le chaos, en sa qualité de non défini. Si les œuvres de Pola Carmen et Hélène Durdilly n'ont rien de chaotique plastiquement, étant rythmées par une concentration répétitive du geste et une certaine cohérence, elles sont en réalité empreintes d'accidents, de fragilités et de vide, tous hasardeux. Pourquoi ne pas terminer ce voyage dans l'informe qu'elles nous offrent avec un poème d'Agnès Martin : 

Mon travail est anti-nature

La montagne de quatre étages

Vous ne penserez pas à la forme, à l'espace, à la ligne, au contour 

Juste une suggestion de la nature donne du poids

léger et lourd

léger comme une plume

vous obtenez assez léger et vous lévitez

 

 

Esther Poupée 

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